Les petites filles ont quelque chose de sorcier
   cette façon d'être feuille et fleur
   ce frémissement à la vie
   on les sent si proche du secret
   qu'on les sait complices avec la mort
   elles l'invitent dans leur voile de communiante
   dans leur dînette de cérémonie


Les petites filles ce sont les nerfs de la mort
   qui leur font les yeux doux
   elles en ont la curiosité sans cruauté aucune
   elles seules la regardent en face
   elles sont la véritable innocence
   cette capacité à regarder le pire
   sans que le pire les corrompe
   la bouche légèrement ouverte
   elles observent sans émoi l'abeille écrasée
   la souris pantelante dans la gueule du chat
   les croûtes brunâtres sur leurs articulations
   elles savent sans se tromper
   quelle part palpite dans un jeune corps
   quelle part précise la mort emporte
   elles ont des postures d'ex-voto
   et des sourires d'outre-tombe


Les petites filles sont poreuses à l'au-delà
   au dehors au double à l'ombre
   c'est devant elles que se dévoilent les saintes Vierges
   elles savent garder les yeux grands ouverts la nuit
   pour chuchoter avec les spectres
   tous les lieux de passage du dehors interdit
   elles les devinent
   les fentes dans les volets
   les conduits de cheminée
   les tintinnabulements des pampilles d'un lustre
   les courants d'air surtout
   les rayons de lune
   les rais de poussière
   elles tutoient l'ombre
   se font une traîne avec la leur


Chez les petites filles les effractions du rêve sont multiples
   la mort s'y engouffre pour faire son nid
   et les petites filles dorment dans ses bras
   elles sont liées à la mort comme elles sont liées aux forêts
   aux déserts et aux métamorphoses
   ce charme immense des petites filles tendre et vénéneux
   c'est qu'elles tirent de la nature leur vérité intime
   leurs yeux voient
   leur langue connaît le goût exact du sang
   le moindre craquement de la maison les fait frémir
   elles vivent le monde par leurs sens
   quand les petits garçons le vivent déjà par la guerre


Les petites filles tiennent pour talisman
   ce pacte tacite avec la mort
   elles pressentent très tôt qu'il leur faudra rompre
   avec cette grâce incomparable de s'appartenir tout entières
   très vite le temps de trois gouttes de sang
   la vie kidnappera leur corps
   il leur faudra une force prodigieuse
   pour résister aux complots chimiques ourdis contre elles
   aux traquenards de femmes et de cycle lunaire
   à la garde des mères et des belles-mères
   aux pages des magazines et des contes de fées
   elles passeront dans les chuchotements
   des vieilles tantes et des entremetteuses
   aux regards qui soupèseront leurs seins
   et évalueront leurs hanches


De ces petites filles on ne se méfiera jamais assez
   ni de leurs cérémonies secrètes
   quand on les croit seules dans leur coin
   à s'inventer des histoires
   elles invitent en fait les esprits
   prêtent à la mort le corps de leur poupée
   l'endorment en chantonnant d'étranges incantations
   il est des petites filles qui préfèrent
   être enceinte de leurs rêves




                                              
Hélène Grimaud

 

 

 

         
                          Les petites filles et la mort d'Alexandre Papadiamantis

 

 

 

 


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