
Ce
soir il faudrait que la lumière ne s'éteigne
Pour retenir la nuit que demain ne se lève
Ce dernier soir il sera à peine temps
De pleurer une dernière fois cet enfant
Demain il ne sera plus demain il sera grand
Demain il quittera la maison de ses parents
On
a déjà jeté les vieux Babar et Nounours
Mais reste au-dessus de son lit un croissant jaune toujours
Sur lui Snoopy s'y est endormi sans violence
Sur lui s'y est endormi toute son enfance
Ce dernier souvenir ne lui prenez pas
Ce dernier souvenir de l'enfance ne le jetez pas
Brulés
par la lumière
Tes grands yeux restent ouverts
Vers les images-mère
Par
le rayon focal
Suis le destin fœtal
De l'écran vertical
Ces
images qui s'affolent
Dictent gestes et paroles
Dès que ta vie s'étiole
Et
ta tête résonne
Quand l'écran qui bourdonne
Irradie tes neurones
Enfant
de la télé
Mort-vivant vivant-mort
Enfant de la télé
Mort avant même d'être né
Premier
octobre mil-neuf-cent-seize
On ressentit tout à coup le malaise
De tant d'esprits perdus, déracinés
Tous devenus des bêtes de tranchée
Ils
venaient de se ranger en silence
Attendant le seul signal de la mort
Pour donner aux fusils braqués d'avance
Toutes leurs têtes, leurs ventres, leurs corps
Prêts
pour la croisade apocalyptique
Ils ont couru sans plan stratégique
Les yeux fermés vers l'indicible être
Aucun homme n'a fait plus de cent mètres
Ici
seul le vide du néant résonne
Ici c'est le No Man's Land - la Terre d'aucun homme
No Man's Land - là où il n'existe personne
No Man's Land - notre malheur et honte en Somme
Ce
soir ils se retrouvent pour la dernière fois
Car au loin le mur avance... avance
Et déjà Porte de Brandebourg on l'aperçoit
Qui brise en deux la ville immense
Malgré
l'interdiction ils ne se sont pas quittés
Gardant l'espoir qu'un nouveau jour se lève
Quand les briques remplaceront les chenilles d'acier
Au pied du rideau de fer s'achèveront leur rêve
Berlin-Est
! Berlin-Ouest ! Criez soldats, criez !
Au-dessus de votre mur leurs mains se sont serrées
Berlin-Est ! Berlin-Ouest ! Tirez soldats, Tirez !
Ils ont trouvé la mort - leur seule liberté
C'est
par une nuit sans lune
Que notre coque de noix
S'est jetée à la mer
La
proue qui brisait l'écume
Effaçait le désarroi
Face aux vagues meurtrières
Abandonnés
à l'océan
Dans un voyage sans fin
Nous nous laissons dériver
Encore
moins libres qu'avant
L'espoir qui apaisait notre fin
S'est peu à peu dissiper
Notre
seule identité
Est notre seule détresse
Nous sommes tous des damnés
Les
damnés de mer de Chine
Et notre rafiot trace le chemin
Du cimetière marin

Lui, était couché. La tête bouillonnante, il suait, frissonnait,
tremblait...
Elle, belle dame blanche et étincelante, restait droite et froide.
De ce qui était écrit, seuls les autres en avaient décidé.
Et ni l'un, ni l'autre, ne changeraient rien aux lois qui persuadent.

Pour lui, plus rien n'avait de valeur, plus de futur, plus de passé.
Au fond de sa tête s'intensifiait un brouillard de souvenirs heureux.
Et sans prier, sans jurer, sans crier, sans pleurer,
Dans un soupir glacé, il a fermé les yeux.

Alors la grande dame descendit en un éclair
L'interminable couloir vertical. Et d'un dernier baiser
Sanglant, apposé sur la nuque, la fine dame de fer
Brisa net son cou. Les autres l'avaient condamné.
La
guillotine
Ne désignera plus pour toi
Que la mort
Et de la mort tu auras peur
Comme tu as peur du noir
Noir de cette robe
Robe qui applique les lois
Lois de la justice
Justice qui inflige la guillotine
Guillotine qui va me donner la mort
Et de la mort j'ai peur
Comme j'ai eu peur du noir
Le
front fort apposé
La grande baie vitrée
Ce soir ses yeux restaient
Tout emplis de buée
Depuis
peu elle aimait
Fouler la neige blanche
Des images colorées
Qui tournoient se déhanchent
Au
nouveau paradis
Le grand saut elle fit
La neige dans son sang
Des rivages brûlants
Paysages
adieu
La neige est bien mortelle
Ses grands yeux se confondent
A l'horizon vermeil
[...]
Elle
m'écrit des lettres de son asile
Racontant les efforts de son dernier combat
La vie là-bas n'est pas gaie ni facile
Elle craint l'appel du vide et la peur du noir
Elle
parle aussi de l'infirmier de minuit
Le seul qui semble donner un peu d'amitié
Il apporte le calmant qui l'endort pour la nuit
Mais au petit matin son corps est tourmenté
Feignant jour après jour le sage animal
Elle attirera bientôt leurs regards
Pour qu'ils la délivrent de ce monde carcéral
Des fenêtres grillagées et de la chambre noire
Mais
je sais qu'une fois dehors elle sera perdue
On la retrouvera figée au coin d'une rue
Ou sous les roues d'un train à jamais disparu
Notre monde est trop hostile aux âmes fragiles

Du
haut de la falaise je me penchais dans le vide
Sans détourner les yeux ni perdre l'équilibre
Sous moi la falaise dessinait une ligne d'ombre
Qui s'allongeait sur les rochers en décombres
En bordure de cette ligne à partir de laquelle
La plage d'éboulis devenait claire et criminelle
Mon ombre émergeait pareille à une difformité
Et je remarquai le tableau que le soleil tirait
De ces deux tonalités opposées et assouvies
Dans l'ombre il y avait la falaise moi la vie
Dans la lumière le vide les rochers et la mort
Face à la vérité naissante de cette aurore
Je vis l'ombre de mon être s'élever
Jusqu'à ne plus former qu'une tâche de noir
Dans la lumière - les yeux ouverts j'ai pu encore voir
La tâche de noir s'étendre pour enfin tout assombrir
Au moment où mon corps se brisa sur les fins récifs
La main qui s'était brusquement posée sur mon épaule
Aurait pu me sauver la vie juste avant mon envol
A moins que ce ne fut déjà celle de la mort
Illustrations
de Vincent Rueda 1986
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